
Connaissez-vous Enée ? Le survivant de la guerre de Troie, réfugié après un périple comparable à celui d’Ulysse en Italie, où il est donné pour le fondateur mythique de ce qui deviendra Rome, et dont la geste épique est contée par Virgile, assurant son immortalité ? Pour les féru-es d’antiquité et de littérature classique, peut-être. Mais, maintenant : connaissez-vous sa femme ? Lavinia ? Sans surprise, non, elle a deux phrases spécifiques dans l’Énéide et c’est tout. C’est naze, hein ? Ben c’est ce que s’est dit Ursula Le Guin : ce serait intéressant de raconter son histoire à elle qui n’a pas eu droit à l’immortalité littéraire. Ce à quoi elle s’attaque avec l’intelligence exceptionnelle et l’écriture brillante qu’on lui connaît. Lavinia est fille du roi du Latium, un des grands tout petits royaumes du centre de l’Italie antique (bien avant Rome et sa civilisation donc). Elle est choyée par son père, maltraitée par sa mère et n’a aucune intention de se marier alors que c’est tout ce qu’on lui demande. Mais pour autant, elle est bonne fille et élevée pour, elle n’est pas partie pour se rebeller ouvertement contre qui que ce soit. Dans un cadre assez fascinant historiquement et culturellement (et en ce qui me concerne assez peu connu, parce que l’âge du Bronze, ce n’est pas ma spécialité), Ursula Le Guin brosse avec beaucoup de finesse et de sensibilité son parcours. Comment elle résiste aux pressions pour un mariage de convenance (avec l’appui de son père, sans quoi ça ne marchait pas), comment elle se découvre elle-même progressivement, comment elle entre en contact avec les puissances invisibles (et Virgile, dans une construction formelle étonnante mais très réussie d’Ursula Le Guin, qui mêle ainsi vie de l’époque, regard littéraire et critique contemporaine) et comment au final elle se construit une vie qui sans être libérée des contraintes sociales lui permet d’̂etre heureuse et de trouver un sens et une satisfaction à son rôle et à sa place. C’est sans surprise très bien écrit, très documenté aussi, et avec une musique et un rythme auxquelles j’ai trouvé un vrai charme, pour peu qu’on soit prêt-es à prendre son temps et à se laisser guider dans une logique culturelle et narrative dépaysante.